—Pause !
C’était comme ça que ce con de manager-toujours-au-top annonçait c’que tout le monde guettait depuis une heure sur l’horloge : en ouvrant sa grande gueule. Charles tirait chaque fois la tronche, on sentait bien qu’il ne le supportait plus, comme nous tous, mais Karim, lui, semblait pas gêné par les ordres et la voix grinçante du gars. Chaque fois, il virait juste immédiatement le filet de sa tête en feintant d’être au bout du rouleau, histoire de faire le solidaire. Il râlait vite fait, en disant que respecter les règles d’hygiène c’était dans ses cordes mais qu’un filet sur la tête c’était pas stylé et qu’il fallait pas pousser et qu’il trouvait ça d’autant plus bidon qu’il avait définitivement fait une croix sur sa crinière crépue. Ouais, la mode était à la boule à zéro à cette époque, et y avait un bout de temps qu’on avait enlevé ce privilège aux putain de skinheads.
Charles, comme d’hab, a traîné derrière Karim, sans vraiment s’presser. Il avait toujours l’air dégoûté ce mec, tu vois c’que j’veux dire ? Y avait aucune chance qu’il fasse carrière dans la branche. Il venait juste prendre l’oseille, faisait l’minimum pour garder le job, et rentrait chez lui. Normal quoi, on avait tous le sentiment d’avoir vendu notre âme au diable en bossant pour ce fast-food, et engraisser la boîte en taffant comme des damnés nous faisait tiquer, mais fallait bien qu’on bouffe. Là, c’était leur tour de damer, donc ils sont allés vers la salle de pause, enfin, si on peut appeler ça comme ça, parce que même de là t’entends encore les cris des collègues qui turbinent et t’arrives jamais vraiment à faire la coupure. Nous, on s’apprêtait à prendre la relève, et à peine entrés dans la pièce Charles a balancé son « Ras-le-bol des burgers ! » habituel, histoire qu’on l’oublie pas. J’sais pas c’qu’il est devenu, mais j’mettrais bien un billet sur le syndicalisme. Le truc, c’est que Karim lui a répondu, comme ça « Moi ça me va », tout en se lavant tranquillement les mains. Charles a ouvert grands les yeux, on aurait dit une putain d’grenouille défoncée.
—Putain, j’te comprends pas mon vieux, comment tu fais pour accepter avec autant de…
—Je veux changer de vie, je te l’ai déjà dit ! Et je suis en train de le faire, non ? Donc ça me va…
—Mais putain, comment t’arrives à supporter cette barbaque qui grille à longueur de journée ? Moi ça m’dégoûte !
—Arrête de te plaindre et mesure la chance que tu as, Charlot. Tu as un boulot, non ? Une raison de te lever. Un salaire mérité. Là où je vis, les gens qui bossent huit heures par jour ne courent pas les rues. Je suis peut-être même le premier. Et même si ici ils ne signent que des mi-temps, c’est déjà bon à prendre. Je voulais rien d’autre qu’un vrai contrat. Je l’ai eu, donc ça me va…
Charles s’est arrêté direct, genre statue, tu vois ? La réplique de Karim l’avait scotché.
—C’est ça ton ambition ? Tu crois pas qu’t’as l’opportunité de faire mieux ?
—Mon ambition, c’est de vivre de mon travail, alors celui-là ou un autre…J’en ai marre de cette vie, tu comprends ? Squatter Facebook et Insta, ou passer mes journées à attendre dans cet appartement avec mes frères et sœurs qui déambulent dans tous les sens, entendre leurs histoires sans intérêt, leurs préoccupations merdiques, et les regarder se plaindre en attendant que les choses se passent…Je les aime, mais voilà, je préfère vivre ailleurs. Être indépendant, tu vois ?
—Ouais mais quand même…
Charles faisait une espèce de moue, comme pour inciter Karim à aller plus loin.
—Quand même quoi ? On n’a ni la même vie ni les mêmes besoins, mon pote. Je te mets au défi de venir vivre une semaine dans mon quartier, tiens ! Je te mets au défi de venir tenter d’avoir une vie normale quand t’es 9 à la maison, entassés les uns sur les autres. Attendre que la salle de bain soit libre, attendre que l’autre sorte des chiottes quand t’es pressé, attendre que l’autre ait fini de regarder la télé pour peut-être voir ce que tu avais envie de voir …attendre… attendre…attendre… ras-le-bol d’attendre. Alors j’agis.
—T’en rajoutes pas un peu, là ?
—Ça sert à rien que je m’étale plus, t’es trop loin de tout ça. Ce qui est sûr, c’est que j’ai décidé de quitter ce quartier et je suis prêt à tous les sacrifices pour ça. Enfin à presque tous les sacrifices…évidemment que je ne veux pas la vie de ces mecs qui paradent en grosses berlines, on sait tous comment ils font pour se payer des trucs pareils…
—Généralise pas, mec, c’est pas tous des youvois !
—Ils appellent ça « les affaires », OK, mais pour moi c’est pareil. Tu ne sais pas ce qu’ils font quand ils ont tourné au coin de la rue, alors arrête avec tes préjugés à la con ! Tu ne connais pas ce milieu…
Karim lui avait balancé ça avec un ton qui signifiait « stop là – passe ton chemin ! », et Charles essayait de se remettre la gueule en place alors qu’il hallucinait.
Ensuite, ils se sont installés à la table et ont commencé à croquer leur burger. Charles marmonnait de temps en temps un « c’t’arnaque ici… », rapport aux tickets auxquels on avait droit pour manger : un pour le plus petit sandwich de la carte, l’autre pour un café. Pas plus. Pour le surplus, fallait débourser, sans ristourne. Ça sentait le racket à plein nez, mais on avait pas vraiment le choix, c’était interdit d’apporter son propre casse-dalle.
Ils mastiquaient leur mini burger en se fixant, mais j’avais l’impression qu’ils se regardaient sans se voir, comme des fumeurs de joints sur un banc qui s’évadent dans des pensées vides. Ça faisait environ deux mois que Karim travaillait là, et il continuait à dire qu’il l’avait choisi parce qu’il en avait besoin, et que ça lui permettait de s’éloigner de son quartier, de voir d’autres gens. Le mec semblait vraiment y trouver son compte, et était pas loin de sourire pendant qu’il bouffait. Ce que chacun savait de source sûre, c’est que le quartier dans lequel il avait grandi, il y vivait depuis toujours. Sa famille était déjà bien installée, bien avant qu’il naisse. Pour le reste, il était plutôt cultivé, s’intéressait à la politique, à la sociologie, et à plein d’autres conneries. Parfois, il parlait du concept de déterminisme social, tu connais ? Mais il s’emballait rapidement, alors on lâchait vite l’affaire. Faut reconnaître qu’il avait un p’tit côté rebelle derrière ses lunettes, ce con, et c’est certainement cette nature qui devait être à l’origine de cette envie de briser les codes. Il avait des diplômes, genre hautes études, mais il avait fait le choix de se mouiller en allant se confronter à « la vraie vie », comme il disait. Tu parles, réfléchir comme ça, c’était signer pour se faire exploiter. Il est allé cherché son café, est revenu s’asseoir, et a enchaîné Charles direct :
—Paraît qu’on n’est pas comme les autres.
L’autre a refait la grenouille, mais ça puait la fatigue dans ses yeux cette fois.
—Quoi « on n’est pas comme les autres »?
—Nous. Je sais que les gens qui n’habitent pas là pensent qu’on n’est pas comme eux, qu’on appartient à une autre espèce…
—Putain qu’est-ce que tu racontes ? Tu peux pas te contenter de bouffer au lieu de toujours la ramener ?
Charles s’était offert un supplément de frites, qu’il grignotait nerveusement, on voyait tous que Karim le faisait chier.
—Écoute comment ils parlent de nous, et tu comprendras. C’est facile pour toi, tu ne viens pas de ce milieu. Ce « milieu »…ça sonne comme immuable…
—Hou là, voilà les grands mots ! C’est reparti !
Ouais, Karim avait du vocabulaire. Rien d’encyclopédique, mais suffisamment pour impressionner et embrouiller tout le monde et, souvent, faut bien le reconnaître, prendre le dessus lors des conversations. Ça se sentait qu’il avait traîné devant des livres. Il disait toujours qu’il était attentif au monde et qu’il fallait toujours laisser traîner ses oreilles pour progresser. Et puis, il citait souvent son père, qui lui avait expliqué très jeune que le vrai pouvoir était dans les mots. Donc il avait cherché à se diversifier, à maîtriser les différentes formes d’expression, dans les deux langues qu’il parlait, afin de se fondre dans n’importe quel milieu.
—S’ils s’intéressaient à nous, vraiment, je suis sûr qu’ils changeraient leur regard. Mais c’est tellement plus facile et moins fatiguant de caricaturer et de mettre tout le monde dans le même sac. Alors OK, j’dis pas, y a de la coke et de l’herbe dans mon quartier et plein de choses pas nettes, mais franchement, qui pourrait me dire qu’y en n’a pas ailleurs ?
—J’crois pas que ce soit ça le reproche…
Charles avait un p’tit rictus, du genre cause toujours.
—Quoi d’autre alors ? C’est pour le spectacle, la grande valse des clichés, tout ça…OK, je reconnais que tout n’est pas faux, mais encore une fois, on ne peut pas pointer tous les problèmes du monde en stigmatisant toujours les mêmes personnes. Et puis la façon dont on accable nos parents, tu te rends compte ! On leur doit la vie qu’on mène, il paraît ! Et nous on ne serait que des moins que rien qui vivons sur le dos de…
—C’est l’heure, on y va.
Bim. Charles en avait vraiment ras le cul de ce baratin. Tous les jours pareil, faut dire. Karim jouait les révolutionnaires, avait toujours un avis sur tout, et il improvisait même , quand il ne connaissait pas le sujet, il transformait ses croyances en savoirs, et inondait de paroles celui ou celle qui avait le malheur de le relancer. Le mec était vraiment persuadé de connaître le fond de chaque problème, et n’avait raison qu’à force d’épuisement de l’interlocuteur, qui n’était jamais dupe mais préférait céder, par paresse.
Ils ont quitté la salle de pause sans dire un mot. Il fallait se préparer aux petites phrases à la con qui rythmaient nos journées de travail. « Passe moi un steak ! », « Il reste de la sauce au poivre ? » et tout le toutim. La conversation était finie. Pour ce jour-là.
Le lendemain, j’ai parlé vite fait à Charles, et il m’a dit qu’il commençait vraiment à saturer. Il ne comprenait pas pourquoi Karim voulait autant changer de vie, que là où il vivait il y avait aussi à redire, mais pas de quoi déclencher une guerre, et qu’il fallait relativiser. J’le sentais au bout du rouleau.
Le jour suivant, Charles et Karim sont arrivés un peu en avance, à cause des horaires de bus qui leur laissaient pas le choix en vérité. C’était soit t’arrivais un peu en avance, soit beaucoup en retard, toujours la même merde, mais comme ils avaient tous les deux besoin de ce job, pour des raisons différentes OK, ils pouvaient pas se permettre de jouer aux plus malins. Charles m’a raconté qu’ils ont allumé ensemble leur première clope de la journée après s’être posés sur une bordure. Ils avaient une demi-heure devant eux.
—Putain, l’alcoolo de l’immeuble a encore foutu un bazar pas possible hier soir ! Impossible de fermer l’œil ! J’ai hâte de me casser. C’est décidé, faut que je parte !
Karim, qui la ramenait déjà.
—Franchement, t’as pas peur de le regretter ?
Charles faisait ses petits ronds de fumée, il était plutôt doué pour ça ce con.
—Oh que non ! Faut vraiment être con pour vouloir rester là ! J’en ai marre d’être hors de la vraie vie, tu comprends ? Celle que mènent tous les gens normaux ! Tant pis pour les autres s’ils veulent rester dans leur zoo ! Moi, j’me barre !
—Ce s’ra juste différent tu sais, ailleurs…et puis t’y reviendras tu verras, on finit toujours par revenir là où…
—C’est tout le problème, je sais…là-bas, on est entre nous, et y a un côté rassurant. On sent bien que certains n’osent pas franchir la frontière. Bon, faut admettre que ça paraît un peu fermé, OK, mais c’est chez nous. On s’y sent en sécurité quelque part. La vérité, c’est que…c’est quand on arrive en centre-ville que les hostilités commencent. On nous regarde différemment. Comme des étrangers…
—Je connais ça, enfin, un peu…
—C’est pas pareil pour toi, et tu le sais bien. C’est comme si deux mondes se croisent seulement parce qu’ils n’ont pas d’autre choix. La vérité, c’est que chacun préférerait rester de son côté. On a du mal à se comprendre. Je me demande si on est vraiment faits pour vivre ensemble tout bien réfléchi. Qu’est-ce que t’en dis ?
—J’ai envie de faire semblant de croire que c’est possible moi.
Y avait des voitures qui commençaient à chauffer le bitume, les crevards commençaient à rappliquer, et les collègues qui venaient en caisse se garaient, mais ils sont restés dans leur voiture en écoutant des grosses basses, Charles a bien vu que personne ne voulait s’approcher de Karim et lui. Karim les a regardé depuis sa bordure sans broncher, j’crois qu’au fond il savait pourquoi les autres ne venaient pas les rejoindre.
—Tu vois, chez nous, ça fonctionne avec des codes que les autres ne comprennent pas. Ça se sent dans les relations entre les gens, le rapport à l’autre, je veux dire…aux proches, tu saisis ? Ceux du même monde quoi.
—C’est ce genre de discours qui creuse le fossé.
Charles s’était levé pour se dégourdir les jambes.
—Ouais…mais faut être réaliste…même le langage nous sépare…en dehors de mon quartier, enfin, je veux dire, des quartiers comme le mien, j’ai l’impression que les gens nous écoutent et nous regardent comme s’ils regardaient une chaîne cryptée sans décodeur, alors forcément ils finissent par zapper…
—T’as peut-être raison, ouais…
Charles était épuisé par les discours de Karim, tu vois. Mais j’suis sûr qu’au fond, il l’aimait bien, ça doit être pour ça qu’il a pris si longtemps sur lui.
Puis l’heure est arrivée. Les autres ont commencé à descendre de leur caisse ou sont arrivés à pied et à vélo. Ils se sont tous salué, normal, mais personne calculait vraiment Karim. Sérieux, il faisait c’qu’il pouvait pour se faire accepter de l’équipe, mais ça prenait pas, y avait toujours une phrase ou un regard pour lui rappeler que quels que soient les efforts qu’il fournirait, il serait jamais des nôtres. Putain, j’ai rarement vu un mec aussi déter, du genre à encaisser les coups et prêt à prendre sur lui. Malgré les vents, il souriait.
À midi, c’était le grand rush. Les daleux arrivaient de partout et la queue gonflait, gonflait, gonflait, jusqu’à déborder sur la route. Tout ça pour des burgers bourré d’anti-vomitifs et de sauce trop grasse…J’comprends toujours pas le délire. Derrière les fourneaux, ça s’agitait dans tous les sens, ça remuait comme dans une fourmilière, et ça puait la viande et l’oignon jusqu’aux quartiers voisins. Dans l’équipe, les gars s’croisaient en se jetant des regards vite fait ou en se souriant à l’arrache, histoire de se soutenir dans l’effort. Et chaque petite fourmi jouait son rôle docilement, dans un silence un peu chelou. Seuls le manager-toujours-au-top et les caissières gueulaient pour que la cadence ralentisse pas.
Dans tout ce bordel, Karim faisait la tête de celui qui se disait que ça n’en finirait jamais, comme d’hab. De temps en temps il levait les yeux pour que les points de moutarde et de ketchup qu’on dépose à la chaîne sur les steaks ne s’impriment pas définitivement dans la rétine, puis il jetait un œil sur la queue qui grandissait encore. Charles s’en foutait, lui, il se concentrait sur son taf et évitait d’anticiper le boulot à venir. Sinon tu deviens ouf si t’y penses. C’était speed à mort, et pourtant Karim a trouvé le temps de se rapprocher de Charles, de lui mettre un p’tit coup d’épaule en scred, et de lui dire « Vise un peu. Ces gars-là… »
—Hein, quoi ? Lesquels ?
On aurait dit que Charles sortait d’un rêve, limite vénère. Il a levé les yeux vers la foule, et Karim a pas lâché l’affaire.
—Les quatre gars là, ceux qui rient comme des hyènes. Je les connais.
—C’est bien…mais tu vois là j’suis en train de…
—Ils sont de chez moi. Tu vois, ils ont l’air de rien comme ça, hein ? Mais dis-toi mon vieux que ce sont les plus gros partouseurs que je connaisse. Ils organisent régulièrement des plans.
—Tu m’présentes ?
Charles s’est détendu direct, c’était pas le dernier pour pécho faut dire.
—Déconne pas. Je ne traîne pas avec ce genre de gars. C’est juste que par chez nous, tout le monde les connaît et tout le monde sait ce qu’ils font. Ils partent en groupe à la chasse aux putes, ils en embarquent une et bim !
—Ouais, et ?
—Quoi ? C’est tout ce que t’as à dire ? « Et » ? Et…ben t’étonnes pas qu’on nous présente comme des gens qui ne pensent qu’à baiser et qui ont des mœurs étranges ! Sans ce genre de gars, on nous regarderait autrement !
—Putain tu r’commences ? Laisse moi bosser bordel !
Là, ça le faisait plus marrer.
—Ah tu m’fais chier…tu comprends rien…
Ils se sont remis au taf, et se sont pas calculés jusqu’à la pause. Ce jour-là, on a taffé comme des chiens, et on a enchaîné les burgers à une vitesse phénoménale, j’ai l’impression qu’on a nourri toute la ville. Puis la tempête est passée, et le calme est revenu doucement.
—Pause !
Au-top avait gueulé, il était content. Même rituel. On pouvait filer dans la salle de pause, grignoter un burger et discuter un peu. Charles avait l’air crevé, on sentait bien qu’il fallait pas l’emmerder. Et comme d’hab, Karim a rappliqué.
—Tu devrais venir un de ces jours, avant que je parte !
—Chez toi tu veux dire ?
—Ben ouais, ça serait sympa. Et puis ça te changerait…
—Ah ça pour changer, ça me changerait !
Charles ressortait son p’tit rictus.
—Je sais que ça te ferait bizarre, mais il faut que tu vois ça. Même si ça me saoule, c’est quand même un endroit qu’il faut voir de l’intérieur. C’est vraiment un quartier comme il en existe peu.
—Ouais, tu crois pas si bien dire…
Charles m’a dit qu’à ce moment il avait eu comme un frisson en y pensant. Et Karim a continué.
—Tu verras, y a rien à craindre, on ne te lynchera pas, et puis avec toutes ces patrouilles de police tu ne pourras que te sentir en sécurité !
Karim se marrait, tu vois le genre ? Il était à fond dans son truc, et voyait pas la gueule que tirait Charles.
—Ah ouais, j’ai des nouveaux voisins au fait, une famille de cain-fris tout droit débarquée du pays. Ils ont l’air sympa. Peut-être qu’on pourra leur demander de nous faire porter une de leurs spécialités pour bouffer.
—Ouais c’est ça, sur un plateau…
—Nan mais sérieux, ça peut être sympa ! Après quand tu parleras avec les gens, tu pourras dire que t’as vu tout ça de près !
—J’suis pas sûr d’en avoir vraiment envie…
—En tout cas, si tu changes d’avis, tu seras le bienvenu ! Mais fais vite, je pars bientôt !
Karim lui a claqué un clin d’œil, et Charles ne lui a pas rendu. Ce con persistait dans son envie de faire découvrir son monde aux autres, on aurait dit qu’il était persuadé que comme ça ils comprendraient pourquoi il avait tellement envie de le fuir.
Après la journée de travail, l’équipe est restée dans le fast-food. Y avait un pot pour l’anniversaire d’Au-Top, et il était vivement déconseillé de pas y être. Puis, il fallait faire comme si on avait pas une journée de bâtard dans les pattes, et sourire aussi, comme ce connard. C’était plutôt détendu au final, ça tchatchait de partout, et on faisait semblant de rire aux blagues d’Au-Top tout en se foutant de sa gueule en scred.
Puis Karim a rejoint le groupe dans lequel se trouvait Charles, et il chopé au vol la discussion.
—« …et cette fois-ci il n’en réchappera pas. C’est la tôle assurée ! ».
Sofian, le jeune stagiaire qui se la jouait caïra.
—Ouais, ça ne fera jamais qu’un de plus qui tombe.
Xavier, l’ingénieur réduit à cuire des steaks.
—Putain la prison !
Karim, le mec qui pouvait jamais s’empêcher de la ramener et de donner son avis. Ils ont tous arrêté de parler, mais il a fait comme si de rien n’était.
—Y a encore un gars qui a pris dix ans dans mon quartier. Ça tombe comme des mouches chez moi, vous savez !
Là, c’était silence total. Le petit groupe regardait Karim et faisait ce qu’il fallait pour se contenir. Lui, rien à foutre.
—Quoi ? J’ai dit quelque chose…
—Écoute Karim, tu vois j’t’aime bien mais…
Charles, futur syndicaliste un peu vénère. Il dominait Karim d’une bonne tête.
—…mais tu nous saoules Karim !
Xavier, hurleur et leveur de bière.
Tout le monde a rigolé. On aurait dit que Karim se sentait écrasé comme un cafard par tous ces rires. Charles s’est d’abord retenu un peu, puis il s’est mis à se marrer aussi. Karim disait rien. Il regardait. J’avais l’impression que dans ses yeux y avait toute sa vie qui défilait, qu’il nous disait que les autres n’étaient pas comme lui, que cette pensée qu’il cherchait à garder pour lui transpirait et se faisait sentir dans toute la pièce. Y a eu comme une grimace, un mélange de colère et de dégoût, qui s’est dessinée sur son visage. J’ai cru un moment qu’il allait leur sauter à la gorge pour leur faire vomir leur mépris. Les rires s’arrêtaient pas, et devaient résonner dans son crâne et se propager chaque seconde un peu plus.
—Stooooop ! Bande d’enfoirés ! Qu’est-ce que je vous ai fait putain ?!?
Silence de malade. Même Au-Top a fermé sa gueule. C’était la première fois qu’on voyait Karim en colère. Vraiment. Il retenait ses larmes, et défiait tout le monde du regard.
—Je fais tout mon possible pour que les choses se passent bien et voilà comment on me le renvoie ? Vous n’êtes que des petites merdes ! Tous autant que vous êtes !
Au-Top était pas bien du tout. Ce bordel foutait en l’air son anniv, tu vois ? Karim continuait dans son délire, avec des larmes plein les yeux qu’il trouvait la force de faire couler. C’est là que Charles a décidé d’intervenir, sèchement.
—On n’a rien contre toi en particulier Karim tu sais…mais voilà, c’est toi qui le dis, on n’est pas du même monde, mec.
—Ouais, tu saoules tout le monde avec tes histoires, ta banlieue et tout le reste !
Xavier était raide.
—Alors quoi, c’est ça le problème ? Et moi qui voulait tout quitter pour être des vôtres ! Alors quoi ? C’est ça en fait le problème ? C’est parce que je suis riche que vous m’éjectez ! Charles ? Toi aussi ? T’es comme eux ??
—Mais putain, t’habites à Neuilly, Karim ! Tu t’rends pas compte…Ta banlieue…tous ceux qui sont ici voudrait y vivre ne serait-ce qu’une seule journée ! Si on est là, c’est qu’on n’a pas le choix, nous ! On bouffe pas de la galère par solidarité ou par curiosité malsaine, ou juste pour défier nos parents ! Notre « monde », comme tu l’appelles…chez nous, les familles qui débarquent d’Afrique n’atterrissent pas en jet privé, tu saisis ? Ils sont plutôt renvoyés en charter d’où ils viennent. Chez nous aussi la police rôde non-stop, ouais, sauf que la seule question qu’elle se pose c’est : par qui on commence ? Y a pas un flic pour dix habitants ! Tu saisis la nuance ? Ton appartement plein de frères et sœurs fait 200 mètres carrés, putain, c’est toi-même qui me l’as dit ! Évidemment qu’on aura toujours du mal à se comprendre…de toute façon…enfin bref, voilà, je crois qu’tu sais de quoi on parle.
Karim a regardé autour de lui. J’ai eu un peu tièp’, j’dois bien l’avouer, on aurait dit qu’il était seul au monde, le gars. Tu vois, son fardeau à lui, c’était d’être né avec une cuillère en argent dans la bouche, et il savait qu’il y aurait toujours quelqu’un de la majorité qui lui rappellerait. Ouais, on lui rappellerait toujours d’où il venait, parce que ça, il le portait sur son visage trop lisse. Il a dénoué son tablier et, lentement, est sorti du fast-food.
—Je voulais juste…changer de vie.
On l’a plus jamais revu.
—Ah ouais quand même…
—Ouais…une taffe ?
SCOLTI, Juin 2009
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